mardi 5 juillet 2011

Charles Baudelaire - Les Litanies de Satan

Gustave Doré
Satan
//06 janvier 1832--23 janvier 1883//


Ô toi, le plus savant et le plus beau des Anges,
Dieu trahi par le sort et privé de louanges,
Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

Ô Prince de l'exil, à qui l'on a fait tort,
Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort,
Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

Toi qui sait tout, grand roi des choses souterraines,

Guérisseur familier des angoisses humaines,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

Toi qui, même aux lépreux, aux parias maudits,

Enseignes par l'amour le goût du Paradis,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

Ô toi qui de la Mort, ta vieille et forte amante,

Engendras l'Espérance, - une folle charmante!

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut
Qui damne tout un peuple autour d'un échafaud.

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

Toi qui sais en quels coins des terres envieuses

Le Dieu jaloux cacha les pierres précieuses

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

Toi dont l'oeil clair connaît les profonds arsenaux

Où dort enseveli le peuple des métaux,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

Toi dont la large main cache les précipices
Au somnambule errant au bord des édifices,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os

De l'ivrogne attardé foulé par les chevaux,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

Toi qui, pour consoler l'homme frêle qui souffre,

Nous appris à mêler le salpêtre et le soufre,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

Toi qui poses ta marque, ô complice subtil,

Sur le front du Crésus impitoyable et vil,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

Toi qui mets dans les yeux et dans le coeur des filles

Le culte de la plaie et l'amour des guenilles,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

Bâton des exilés, lampe des inventeurs,

Confesseur des pendus et des conspirateurs,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

Père adoptif de ceux qu'en sa noire colère
Du paradis terrestre a chassés Dieu le Père,

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère!

Prière

Gloire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs
Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs
De l'Enfer, où, vaincu, tu rêves en silence!
Fais que mon âme un jour, sous l'Arbre de Science,

Près de toi se repose, à l'heure où sur ton front

Comme un Temple nouveau ses rameaux s'épandront!

dimanche 19 juin 2011

Herman Melville - The Hyena - Moby Dick

 Jackson Pollock
Blue (Moby Dick)
gouache et encre
1943


There are certain queer times and occasions in this strange mixed affair we call life when a man takes this whole universe for a vast practical joke, though the wit thereof he but dimly discerns, and more than suspects that the joke is at nobody's expense but his own. However, nothing dispirits, and nothing seems worth while disputing. He bolts down all events, all creeds, and beliefs, and persuasions, all hard things visible and invisible, never mind how knobby; as an ostrich of potent digestion gobbles down bullets and gun flints. And as for small difficulties and worryings, prospects of sudden disaster, peril of life and limb; all these, and death itself, seem to him only sly, good-natured hits, and jolly punches in the side bestowed by the unseen and unaccountable old joker. That odd sort of wayward mood I am speaking of, comes over a man only in some time of extreme tribulation; it comes in the very midst of his earnestness, so that what just before might have seemed to him a thing most momentous, now seems but a part of the general joke. There is nothing like the perils of whaling to breed this free and easy sort of genial, desperado philosophy; and with it I now regarded this whole voyage of the Pequod, and the great White Whale its object.
(...)
I felt all the easier; a stone was rolled away from my heart. Besides, all the days I should now live would be as good as the days that Lazarus lived after his resurrection; a supplementary clean gain of so many months or weeks as the case may be. I survived myself; my death and burial were locked up in my chest. I looked round me tranquilly and contentedly, like a quiet ghost with a clean conscience sitting inside the bars of a snug family vault.  
Now then, thought I, unconsciously rolling up the sleeves of my frock, here goes for a cool, collected dive at death and destruction, and the devil fetch the hindmost.

La Hyène - Moby Dick
Il est des moments et des circonstances dans cette affaire étrange et trouble que nous appelons la vie l’univers apparaît à l’homme comme une farce monstrueuse dont il ne devinerait que confusément l’esprit tout en ayant la forte présomption que la plaisanterie se fait à ses dépens et à ceux de nul autre. Pourtant, rien ne l’abat, comme rien ne lui paraît valoir la peine de combattre. Il avale tous les événements, tous les credo, toutes les croyances, toutes les opinions, toutes les choses visibles et invisibles les plus indigestes, si coriaces soient-elles comme l’autruche à la puissante digestion engloutit les balles et les pierres à fusil. Car les petites difficultés et les soucis, les présages d’un proche désastre ne lui semblent que des traits sarcastiques décrochés par la bonne humeur, des bourrades joviales dans les côtes expédiées par un farceur invisible et énigmatique. Cette humeur insolite et fantasque ne s’empare d’un homme qu’au paroxysme de l’épreuve ; ce qui, l’instant d’avant, dans sa ferveur lui apparaissait si grave, ne lui semble plus qu’une scène de la farce universelle. Rien de tel que les dangers de la chasse à la baleine pour développer cette libre et insouciante cordialité, cette philosophie désespérée ! C’est sous ce jour que désormais, je vis la croisière du Péquod et son but : la grande Baleine blanche. 
(...)
je me sentis bien aise, cela m’avait enlevé un poids du cœur. D’autre part, tous les jours à venir auraient la saveur de ceux que vécut Lazare après sa résurrection, un bénéfice net de tant de mois ou de semaines suivant le cas. Je me survivais. Ma mort et mes funérailles étaient enfermées à clef dans mon coffre. Je jetais autour de moi un regard paisible et satisfait, tel un calme fantôme à la conscience limpide, douillettement installé dans un caveau de famille.
Et maintenant, me disais-je, en remontant inconsciemment mes manches, en avant pour un plongeon glacé et de sang-froid dans la mort et la destruction. Chacun pour soi et Dieu pour tous.
 

Lucius Annaeus Seneca - De tranquillitate animi

Multum et in se recedendum est: conuersatio enim dissimilium bene composita disturbat et renouat affectus et quicquid imbecillum in animo nec percuratum est exulcerat. Miscenda tamen ista et alternanda sunt, solitudo et frequentia. Illa nobis faciet hominum desiderium, haec nostri, et erit altera alterius remedium: odium turbae sanabit solitudo, taedium solitudinis turba. 

Sénèque - De la tranquilité de l'âme
Il est bon de se retirer souvent en soi-même ; la fréquentation des gens qui ne nous ressemblent pas trouble le calme de l'esprit, réveille les passions, et rouvre les plaies de notre âme, s'il y est encore quelques parties faibles et à peine cicatrisées. Il faut donc entremêler les deux choses, et chercher tour à tour la solitude et le monde. La solitude nous fera désirer la société, et le monde de revenir à nous-mêmes : l'une et l'autre se serviront de remède. La retraite adoucira notre misanthropie, et la société dissipera l'ennui de la solitude.